Vie de bureau : pourquoi tant de “N” ?

Il y a des choses dans la vie qui me semblent si absurdes, mais qui semblent pourtant être si unanimement acceptées que je n’ai jamais osé les questionner.

Parmi ces questions inavouées auxquelles j’ai mis du temps à trouver des réponses, il y en a une qui me hanta dès mes débuts dans la vie professionnelle, lorsque, jeune stagiaire tout juste sorti de l’université, je fus convié à une réunion où Julien, mon maître de stage m’annonça que son “N+1” serait présent.

N+1… jamais je n’avais entendu ce terme dans un milieu professionnel, encore moins pour se référer explicitement à une vraie personne. Encore sous l’influence des enseignements théoriques de mes années d’étudiante, le seul N+1 qui me vint à l’esprit est celui des suites arithmétiques et géométriques. Mais je sentais bien que ni Cauchy, ni Pythagore, ni Fibonacci n’allaient m’être d’un grand secours pour résoudre cet épais mystère.

Suspense insoutenable

Je retournais à mon bureau et commençais à rêver éveillé, mon niveau d'excitation ne fit que monter à mesure que l’heure de la réunion approchait. Mais alors qui donc pouvait bien se cacher derrière cet énigmatique N+1, si tant est qu’il fût un personnage de chair et de sang ?

J’en étais convaincu, dans quelques minutes j’allais assister au plus grand moment de ma jeune carrière, un “reveal” digne des plus grandes productions hollywoodiennes, comme dans l’épisode de Star Wars où Luke apprend que son ennemi juré celui qu’il doit tuer, pour sauver la galaxie, le tout- puissant Darth Vader, est en réalité son père.

Et puis, juste avant que la réunion ne commence j’eus comme un pressentiment. Je me rappelais une des dernières scènes du “Retour du Jedi”, celle plus particulièrement où Darth Vader blessé et vaincu ôte enfin son terrifiant casque noir pour laisser apparaître un crâne dégarni, des traits tirés et les yeux vitreux d’un visage au teint cireux.

Désillusion

Monsieur Martin, n’était ni un Jedi, ni un soldat de l’Empire. Il n’avait ni cape ni sabre laser, ni les yeux vitreux ou le teint cireux. Monsieur Martin n’était pas non plus le père de mon maître de stage. Monsieur Martin était ce petit homme affable aux tempes grisonnantes et aux épaules creuses un peu en avant, qui flottait dans une veste en tweed vert bouteille, témoignage émouvant s’il en est de la mode de la fin des années 1970.

En plus de tout ça, Monsieur Martin, il fallait se rendre à l’évidence a était le N+1 de Julien. Il anima la réunion d’un ton monocorde et un peu blasé. Et même s’il l’on sentait que sa grande expérience soutenait un discours aux arguments solides, il ne me fit pas grande impression ce jour-là.

Non sans une certaine déception, je retournai à mon bureau pour faire quelques recherches sur un moteur de recherche sur la version bêta d’un site dont tout le monde parlait à l'époque, www.google.com, et qui, disait-on, allait changer le monde.

Retour à la réalité

En lisant un article de blog en anglais, je compris que la rhétorique du monde de l’entreprise utilisait les sigles de type N+1 ou N-1 pour situer un collègue par rapport à soi. Je compris aussi rapidement que pour la plupart des personnes présentes au bureau j’étais au mieux un N-15…

Doublement déçu par cette approche on ne peut plus froide des relations hiérarchiques je continuai à “surfer sur le net” pour apprendre que l’entreprise était une pyramide dont il fallait viser le sommet, que cette vision verticale des choses nous vient de la révolution industrielle, époque à laquelle apparurent la division du travail chère à Frederick Taylor et ses contremaîtres, les premiers N+1. en tant que stagiaire j’étais donc au sens propre et au sens figuré au pied du mur.

En continuant mon escapade numérique, j’appris quelques clics plus tard avec grand intérêt “Comment tirer le meilleur parti de son N-1 ? ou “Comment attirer l’attention de son N+2 sans court-circuiter son N+1 ?”... un programme de quelques conseils aussi drôles que diaboliques sur ce qu’allait probablement me réserver la vie professionnelle.

Mesurer la distance

C’était donc avec des N que l’on mesurait la distance qui nous sépare de tel ou tel collègue et pas en fonction du nombre de pas ou d’étages qui nous sépare de son bureau.

Je me rendis compte que cette manière de se repérer dans l’espace hiérarchique octroyait certains droits autant qu’elle imposait certains comportements : je peux tutoyer mon N-1 voire mon N+1 ou mon N+2. Mais mon N+3, Christine, la cheffe du service marketing… Je la vouvoierai toute ma vie, même le jour de la soirée de Noël avec quelques verres dans le nez.

Fixer les règles du jeu

Alors pourquoi tant de N ? L’échelle des N permet donc de fixer des règles. De vous rappeler que Jean-Luc, avant d'être le meilleur défenseur central de l’équipe de foot de l’entreprise, celui qui porte le même maillot et avec qui vous partagez le même vestiaire, reste néanmoins votre chef, celui qui va vous demander d’aller faire 500 photocopies pour bien commencer la journée, celui qui vous coach, vous évalue et décide de vous augmenter de 3% à la fin de l’année.

Aujourd’hui encore, même si l’heure est à un management plus collaboratif et horizontal, les N+x font encore partie de l’argot de bureau.

Napoléon disait bien lors de sa campagne d’Italie qu’un “chef est un marchand d'espérance”. Peut-être que c’est à cela qu’ils servent les chefs, à nous faire rêver, à nous emmener, et peut-être à nous faire progresser un peu.

Alors, la prochaine fois que vous croiserez votre N+1 dans le couloir, n'hésitez pas à lui sourire (poliment) et à lui rappeler qu'au-delà des titres et des grades, nous sommes tous des êtres humains cherchant notre place dans ce grand puzzle de la vie de bureau ou de la vie tout court.

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